Finalement, tu devrais plutôt évoquer tes souvenirs que ton inexistence actuelle... surtout que ce sont les trente ans de Physical Graffiti et que cet album a énormément compté pour toi. Si les Beatles et Pink Floyd avaient préparé le terrain, Led Zeppelin et cet album ont bâti les fondations durables de ta passion musicale. Trente ans... ça te paraissait alors impossible d'imaginer ta vie, trente ans plus tard...
Des années à l'époque, tu en avais quatorze... c'est le 5ème album que tu aies acheté. Avec les sous que ta mémé t'avait donné pour Pâques... c'était un double, il coûtait cher, mais c'était lui qu'il te fallait et tout ça à cause d'une chanson entendue auparavant à la radio un samedi après-midi, sur RTL ou Europe 1. C'était Kashmir et tu avais pris une claque monumentale. Tu étais resté scotché à coté du poste de radio, attendant impatiemment de savoir qui pouvaient être ces fous furieux qui hurlaient. Peut être que cette chanson a changé ta vie. Sans elle, le reste n'aurait peut être pas existé pour toi, cette chanson est un déclencheur. Tu t'es mis à acheter la presse rock, et dans Best c'est Eudeline qui l'avait chroniqué Physical Graffiti... mais tu n'avais rien compris à sa critique... comment dire... Eudelinienne de l'époque... Alors dès que tu avais reçu ta prime spéciale Pâques, tu avais couru chez le disquaire acheter ce double album.
Parmi tout ce qui avait explosé à tes oreilles à l'écoute de cet album, une chose t'avait particulièrement impressionnée, c'était la puissance de la batterie de John Bonham... Cela t'avait donné des idées. Du coup tu avais fabriqué un simili kit de batterie avec des barils de lessive (ils étaient ronds et grands à l'époque (remember?)) et un pouf gonflable marron typiquement seventies. Tu avais tendu du mieux possible sur l'ouverture des deux barils, des morceaux de tissus en guise de peaux, fixés avec moult punaises enfoncées dans le carton... forcément, pas de grosse caisse, mais tu avais récupéré des plateaux en cuivre d'une ancienne balance datant de l'épicerie de tes grands-parents pour faire les cymbales, sur lesquelles tu avais même été jusqu'à coller des trombones, pour faire style cymbale cloutée (tu avais du lire ça dans une interview), mais comme tu les posais sur ton lit à défaut d'autre chose, le son était plutôt étouffé. Tu avais également piqué une paire d'aiguilles à tricoter à ta mère pour faire les baguettes (en métal avec un embout en plastique, c'était parfait)... Durant des après-midi entier, tu écoutais Physical Graffiti en frappant ta pseudo batterie. Même pas en rythme tu n'avais rien compris au coup de grosse caisse sur les temps impairs et de caisse claire sur les temps pairs, tout ça était loin, tu faisais du bruit principalement et c'était bien. C'est surtout sur Kashmir où tu tapais comme un taré sur tes fûts en baril de lessive et pouf gonflable, plus particulièrement dans le crescendo vers la fin du morceau où tu faisais des roulements d'enfer à chaque break en frappant comme un sourd (elle ne faisait pas beaucoup de bruit ta batterie il faut dire) avec force grimaces et mimiques accompagnant tes gestes et en braillant les paroles en yaourt parce qu'elles n'étaient pas sur la pochette et que tu n'y comprenais strictement rien ... et à chaque fois, sous tes coups trop forts de tes baguettes/aiguilles à tricoter recyclées, les punaises sautaient et le tissu se détendait (ce qui était fort dommageable pour le son)... alors tu finissais uniquement avec le pouf gonflable qui était de loin le plus efficace au niveau bruit... voilà... trente ans... une insouciance totalement disparue depuis bien longtemps... mais ce que tu avais pu prendre comme plaisir en tapant sur cette "batterie", ta "batterie"...
"She fell in love with the drummer She fell in love with another She fell in love
Il n'en finit pas de crever ce foutu week-end. Dans ce silence écrasant, terrifiant. Avec tes yeux lourds de ne pas vider leur abcès. Tu attends demain pour enfin pouvoir parler, entendre le son de ta voix, entendre celle des autres et peu importe les paroles échangées. Juste entendre des voix. Pour briser ce silence infernal. Tu attends des demains dans une impatience grandissante, des demains pour gommer le rien, des demains comme un Deus ex machina.
"I prayed to heaven today". Tu marches dans Paris. Le dernier Beck dans les oreilles. "To bring its hammer down on me". Des touristes partout. Tu fuis plus que tu ne te promènes. "And pound you out of my head". Pourtant tu sens que c'est toi l'étranger. Pas à ta place. "I can't think with you in there". Ca doit être ça. Les passants te regardent étrangement. Probablement parce que tu chantonnes. Et alors? Elle est belle cette chanson, tu n'aurais pas le droit de chanter dans la rue? C'est peut être aussi parce que parfois tu les dévisages, te demandant ce qu'ils pensent là, tout de suite, dans la rue. Tiens cette famille, des touristes sûrement, avec la fille, adolescente qui s'ennuie à mourir avec ses parents. Elle porte son ennui sur son visage, dans la nonchalance de ses gestes, comme si le mot ENNUI clignotait en lettres lumineuses rouges sur son front. Et ce couple, l'homme un pas devant, la tête levée, elle, plutôt jolie mais le regard au loin, ailleurs. Et cette famille, Anglaise à coup sûr, avec le fiston hilare dans sa veste couverte de badge et son tee-shirt London Calling. Tu lui as souri il n'a pas du comprendre sous son chapeau noir. Il n'avait pas l'air sinistre lui au moins. "Something always takes the place of missing pieces". Tiens tu avais écrit quelque chose d'équivalent il n'y a pas si longtemps. La file d'attente s'étend loin, trop loin, sur le trottoir. Tant pis, Klimt attendra. "I'm walking along with my boots full of rocks". Tu fais un tour dans ce quartier que tu connais mal. Rue du bac un clochard assis sur une bouche de chauffage avec à coté de lui, une bouteille de champagne qu'il va ouvrir. Dommage pour la photo tu n'as pas ton appareil. Même les clochards sont chics par ici. Tu le dépasses en souriant. Finalement c'est peut être lui le plus vivant du coin. "Something always missing, Always someone missing something". Et puis plus loin, soudainement, au détour d'une rue déserte, pendant un instant, tu as eu l'impression de te regarder t'éloigner, de dos, au loin sur le trottoir. Comme si ton esprit s'était arrêté mais que ton corps avait continué d'avancer. Ca ressemblait au dernier plan d'un film, un plan un peu cliché. Sans savoir vraiment qui avait décidé de se séparer de l'autre. "Something always missing, Always someone missing something"
Vendredi soir... tu n'aimes pas ça... pas comme ça... avec l'impression persistante qu'une part de toi est restée oubliée quelque part... perdue pour ce soir... le weekend de trois jours s'annonce... pas de campagne, pas d'ailleurs... la pluie comme invité, pas de parc, pas de chansons... tu voulais ça, ton plan d'évasion tombe à l'eau... alors tu assembles des chansons bout à bout sur une galette synthétique, comme des lettres découpées dans un vieux journal et collées sur une page blanche formant un message dérisoire... tu as commencé hier soir tard Les yeux bandés, comme des volutes de parfum abandonnées, une présence fantôme... et dans ce monde aseptisé, moralisé, dénaturé, on enlève à Sartre sa cigarette, honteux... c'est Paques, tu fais sonner les cloches de l'enfer...
Putain de pluie sur ta vie en plastique, synthétique, systématique, hermétique, idiosyncrasique, pathétique... que des mots en toc. En avant en arrière pour éviter la chute, trouver l'équilibre et tu rêves encore, d'aéroport, la nuit dernière. Elle était là, oui, bien sûr, dans le rêve, c'est sûrement pour ça, oui, bien sûr, le vide au creux de l'estomac, ce matin, en passant le pont, au dessus du RER, même si ça, n'a aucun rapport...
Elle est sur un EP cette chanson. Airbag/How am I driving?. La pochette est marante, avec ses dessins, ses textes, ses graphiques, ses questionnaires bizarres. Et des phrases, comme ça, "Oxygen should be regarded as a drug", "Story begins with explosion, ends with explosion", "Your fantasies are unlikely. But beautiful", "Has sex really moved you to a different place?". Tu l'avais acheté à Boston, en 1999, chez un disquaire tout proche d'Harvard. De mémoire dans une rue légèrement en courbe. Détail insignifiant. Le vendeur avait parlé avec toi parce que tu avais acheté Mingus de Joni Mitchell en même temps. C'était un vendredi. Ce n'est pas pour ces disques que tu te souviens du jour. Le lendemain tu reprenais l'avion. Puisque tu rêves d'aéroport. Mais ça n'a aucun rapport... "Je pense à toi maintenant quand j'écoute Kid A. Tu en as pris une place..."
"Plastic bag, middle class, polyethylene. Decaffeinate, unleaded, keep all surfaces clean. If you don't believe in it, sell your soul. If you don't get into it, no one will."
Une petite pluie tombe paresseusement. Ton esprit erre à travers la vitre de ton bureau malgré la vue toujours aussi peu réjouissante. Tu as des envies de campagne. En tout cas des envies d'ailleurs et de verdure. Juste pour ces sensations du matin, au réveil, ces odeurs, cette fraîcheur, cette atmosphère de la campagne matinale. Tu en es loin dans ce bureau, avec à ta droite, la vision du couloir dévasté par les travaux et tous les câbles pendant du plafond dénudé. Toi tu voudrais entendre sous tes pas le bruit des petits cailloux blancs d'une terrasse devant une maison de pierres blanches et grises, avec, face aux portes fenêtres du rez-de-chaussée, cette sorte de treillis de bois vert sur lequel pousserait des glycines et devant, des haies de buis à l'odeur si particulière. Avec une allée recouverte également de petits cailloux blancs et sonores pour aller vers le jardin. Il y aurait une table blanche et des chaises de jardin métalliques très lourdes à porter dont la peinture serait un peu écaillée. Au travers des glycines, tu pourrais apercevoir les fleurs roses des arbres en fleur. Même avec une petite pluie paresseuse, tu resterais dans l'air matinal à humer les saveurs des plantes et des haies mêlées à l'odeur un peu âcre de la terre humide. Regardant dans le ciel, les grosses masses blanches des nuages en mouvement dévoiler malicieusement des portions de ciel bleu comme de petits espoirs de soleil à venir. Tu voudrais lancer ton désir dans l'eau bleue de ses yeux, pour voir s'il ricocherait sur sa pupille, laissant derrière lui les cercles concentriques de l'onde d'un trouble hypothètique. Elle passe dans ton bureau, te parle d'une note dont tu te fiches. Intimidé par son regard, par tes incertitudes, tu n'oses... Tu aimerais lui demander si elle est libre ce week-end, la conversation reste professionnelle, tu te sens maladroit pour la faire dévier... quant à lui proposer un week-end à la campagne il ne faut pas rêver... La pluie a perdu de sa paresse. Ca ne va plus. Tu veux du soleil avec ta campagne, juste une pluie matinale paresseuse pour mieux laver le ciel mais pas plus. S'il fait à peu près beau le week-end prochain, tu iras t'asseoir seul au fond d'un parc ou d'un square Parisien avec ta guitare pour massacrer quelques chansons que personne n'entendra. A défaut de campagne et de regards bleus se posant sur toi...
C'est le printemps... les barrages de ta mémoire se fissurent de toute part. Dimanche matin. C'est le printemps. Tu mets Tigermilk sur la platine. C'est le printemps mais ça ne colle pas. Tu adores une phrase de cette chanson, a photographic memory For all he had heard. Des gens partout sur les trottoirs en bord de Seine. Dans tous les sens, se croisant, se décroisant. Si chacun avait un fil derrière lui cela tisserait une drôle d'étoffe chaotique. C'est le printemps. Tu n'as pas pris les bonnes rues, le bon chemin. Tant pis. On ne se rend compte de rien. Alors tu as imaginé des ombres à coté de la tienne qui dansait sur le trottoir au gré de tes pas, des ombres qui parfois s'emmêlaient...
"I'd like to do more than survive". Un bon jour. Un vrai bon jour. Sans bouffées de tristesse. Tu en voudrais un. Entier. 24h entières d'un bon jour. De tranquillité. De paix intérieure. De sourires, de regards. En savourer chaque seconde... Tu sais que seul tu n'y arrives pas. C'est ton problème. Ce besoin de voir ton reflet dans les yeux d'une fille pour être bien, de serrer dans tes bras un corps qui n'est pas le tien, de sentir sous tes doigts, sous tes lèvres, une peau qui n'est pas la tienne. "Je m'étreins" dit Mr Cousin dans Gros-Câlin, "[...] ce sont ce qu'on appelle, en langage courant, des exercices affectueux. On s'étreint." Et toi tu t'éreintes sans étreinte... en attendant un bon jour. Un vrai bon jour...
Rouge. Noir. Rouge tissé. Noir satiné. Du bleu aussi. Comme dans le ciel. Le printemps peut être. Déjà. Le temps passe. Toujours trop vite. Peut être pas cette fois. La lumière, la chaleur font du bien. Le temps passe. Le temps s'évapore trop vite. Ce qui était un océan, n'est plus q'un lac, un étang. Ce qui paraissait immensité ne sera bientôt plus qu'une flaque d'eau. Rouge. Noir. Rouge tissé. Noir satiné. Du bleu aussi... Comme disait Apollinaire, Il est grand temps de rallumer les étoiles...
Il y a parfois parfois des images étonnantes qui agissent comme un révélateur sur les plaques sensibles de nos existences... comme dans l'épilogue de l'épisode de Six feet under diffusé dimanche dernier, avec cette scène où Claire a l'idée de faire un grand feu avec toutes les vieilleries dont ils ne se sont pas débarrassés lors du vide grenier... pendant que les flammes commencent à s'élever, Claire positionne les enceintes sur le bord de la fenêtre de sa chambre et on commence à entendre Lucky de Radiohead... Les images de ces personnes silencieuses devant ce grand feu, avec cette musique et la voix de Thom Yorke s'élevant comme une plainte avait quelque chose de terriblement bouleversant pour toi... tu as coupé le téléviseur lorsque la musique s'est arrêtée à la fin du générique, continuant intérieurement de chanter cette chanson que tu connais par coeur... cette chanson qui fait maintenant partie de toi et qui t'a donnée ton pseudo, ce Kill Me Sarah, partie intégrante de toi depuis quelques années, ce pseudo qui t'a fait vivre des aventures extraordinaires, inoubliables... Des souvenirs, des émotions, fortes, poignantes t'ont envahies... l'instant où cette chanson t'a pénétrée, à l'été 1999, un matin en partant au travail dans la voiture, dans la grande descente près de chez toi... tu la connaissais pourtant déjà par coeur, mais ce matin là, elle a pris une dimension toute différente sans que tu saches pourquoi... elle ne t'a pas quittée depuis, les chansons restent... et ces paroles pull me out of the lake grâce auxquelles elle t'avait remarqué, cette signature pour laquelle une autre t'avait abordée des mois plus tard... cette même signature grace à laquelle elle t'a reconnu, après des années... et puis, étrangement, un souvenir oublié, un détail insignifiant en apparence, est remonté du fond de ta mémoire, comme accroché jusque là dans les tréfonds de ton cerveau, libéré par ces images et cette musique ce soir là... And either way you turn I'll be there... tu lui avais écrit ces quelques mots, les paroles de Climbing up the walls... elle a sûrement oublié mais peu importe... tu lui avais écrit ça, comme un espoir ou une promesse... comme une prédiction qui aura fini par se réaliser à ta grande surprise... la vie est parfois pleine de surprises même si Thom chante No surprises juste avant sur l'album... And either way you turn I'll be there... tu aimerais qu'elles soient toujours vraies ces paroles... comme un espoir hypothétique auquel tu ne crois pas... mais y croyais-tu la première fois que tu lui as écrites... Tu pensais à tout cela, dimanche soir, sur ton canapé, terrassé par l'émotion, dans le silence de la pièce, avec dans ta tête, cette chanson toujours en mouvement, comme les flammes du brasier devant la maison des Fischer... kill me Sarah, kill me again, with love... again... with love... And either way you turn I'll be there... maybe...
Alors l'hiver est passé... Un dimanche à se promener dans Paris en tenant une fille par la main, l'embrasser sur les quais... c'est loupé... On construit jour après jour son petit enfer privé, à force de petits désespoirs dérisoires, d'erreurs, d'indifférence, de faux pas, de doutes, d'hésitations, de culpabilité...
"Mon ombre a été enterrée avec ce qui me restait de coeur. Toi, tu dis que le coeur est comme le vent, mais est-ce que ce ne serait pas plutôt nous qui serions pareils au vent? Nous ne faisons que passer, sans penser à rien. Nous ne vieillissons pas, nous ne mourons pas non plus."Haruki Murakami : La fin des temps
ça passera. Mais ça ne passe pas. Tu as remué trop de choses ces derniers jours. Too much, too soon. L'estomac en steack haché. Tu fuis. Vite. Paris, dans la quête de l'inutile. Pour ne pas... Avec les Pixies qui bastonnent dans la voiture. Alors tu cries. Avec Frank Black. Comme un damné dans la voiture. Tu cries pour que ça sorte. Le cri à la place des larmes. Tu cries. Pour laisser les larmes bien au fond, avec le reste. ça passera. Tu cries. Mais ça ne passe pas. Non. Tu cries. Contre la douleur. Contre cette foutue déveine. Contre toi. Tu cries. ça passera. Peut être. Mais pas comme ça, pas tout seul...
6h30. Le train à nouveau. Pas la même destination. Pas la même motivation. Mais tout de même. Tu sens le poids des souvenirs trop récents. Comme une enclume au creux de l'estomac. Déjà hier soir. Peut être pour cela que la nuit fut si courte. Tu ouvres ton carnet, tu n'as pas écrit dedans depuis bien longtemps. Début septembre... en tournant les pages tu retombes sur tes écrits de ce jour là... "[...]envie d'user ton corps avec mes mains, mes lèvres, mon sexe... [...]je défais le bouton suivant de ton pyjama et ma main est attirée par la rondeur de tes seins... [...] ma main descends sur ton ventre chaud et mon doigt glisse doucement en toi... [...] j'embrasse tes seins, puis mes lèvres prennent le chemin de ton ventre, plus bas encore... [...]ma langue vient s'immiscer dans les plis secrets de ton sexe..." Hum... L'enclume se fait encore plus lourde... Quelques pages en arrière... samedi 28 août, TGV Paris Lyon... Stop! Tu es assis à l'étage supérieur de ce TGV qui t'amène à Marseille, en sens inverse de la marche, comme pour mieux regarder ce que tu laisses derrière toi. Mais pas ces mots sur ces pages...
7h00. Le jour se lève sur la campagne glacée. Tu prends le stylo après avoir masqué tes larmes. "Boys don't cry". Tu parles. Des hommes d'affaire autour de toi, un monde factice et étranger. Difficile d'écrire dans ce TGV en mouvement sur cette tablette étriquée. Tu te sens à la dérive. Toutes amarres larguées...
9h00. Avignon. Une jolie fille rousse traverse le couloir et s'assoit de biais face à toi, deux rangées de sièges plus loin. Elle porte un étrange bonnet vert avec sur le coté une grosse fleur proéminente en laine rouge. Tu souris. Elle a des yeux bleus plein de douceur. Une grosse écharpe rose poussière autour du cou. Elle ôte son bonnet et sa frange mal coupée te fait sourire. Un sourire de tendresse. Le genre de détail qui te fait craquer. En plus de ses jolis yeux. Ca fait du bien. De sourire là, tout de suite. Comme pour effacer un peu les heures précédentes. Comme le rayon de soleil qui entre par la vitre de son coté éclairant à moitié son joli visage. Elle ferme les yeux, dommage pour le bleu... Le petit grain de beauté sur sa joue droite te donne envie de passer ta main sur sa joue. Elle rouvre les yeux et deux rayons bleus te transpercent. Et sa bouche avec ses lèvres rose très pâle... tu ne vois plus qu'elle, le temps semble moins long...
9h24. Le temps passe plus vite quand il est moins long... lapalissade... Aix en provence. Elle descend. Déjà. Dommage. Elle ne remet pas son étrange bonnet. Ses cheveux d'incendie disparaissent au bout du couloir et soudain tu as froid. Ou bien est-ce en raison de la musique de Stina Nordenstam dans tes oreilles... Le train reprend son cours et la végétation fait remonter d'autres souvenirs plus anciens à la surface. Tout se mélange un peu et le manque de sommeil agit comme un émulsifiant sur ces images diaphanes... le bleu du ciel, le bleu de ses yeux, ou d'autres dans tes souvenirs, la tache rousse de ses cheveux, ou d'autres, comme des flammes... "ceux qui m'aiment prendront le train"... ils ne restent pas longtemps...
9h35. Entre deux tunnels, tu aperçois furtivement le port et les docks de Marseille. Combien de temps? Cinq ans? Oui ça doit être ça... cinq ans... et les années accentuent le mélange des souvenirs de tes amours perdues s'entrechoquant dans ta mémoire... ................................... 16h45. Le TGV de retour quitte Aix. Ciel dégagé. Tu avais oublié le climat du sud de la France. Ce contraste saisissant surtout les mois d'hiver. Avec cette luminosité qui fait tant défaut chez toi. Au loin sur ta droite s'étendent les montagnes chères à Pagnol et à Cezanne. Montagne Sainte Victoire, Garlaban... Face à toi, une executive women blonde se donne des airs en tripotant son palm depuis Marseille. Encore 3h dans ce train. Peut être est-ce le soleil et ces paysages mais l'enclume de ce matin semble comme en suspension. De nouveaux souvenirs défilent alors que le Lubéron s'ouvre sous tes yeux. Au loin, le mont Ventoux déchire l'horizon... tu as envie de t'arrêter là. Profiter du soleil. Ne pas rentrer. Trouver un endroit, dans un petit village, profiter de la vue, de la lumière...Oublier, surtout, encore et toujours, oublier, t'oublier...
17h04. Avignon. La blonde cesse enfin de tripoter son palm. Elle est assez jolie, mais les traits de son visage sont plutôt durs, peut être une façade... Deux autres femmes prennent place à coté de vous. Celle à coté de toi à la quarantaine gracieuse. Peut être moins. Le Rhône est d'un bleu profond accentué par les rayons descendants du soleil. Le train file entre les pans de la colline découpée à cet effet. Le soleil donne une jolie teinte jaune d'or à la pierre blanche marquée des stigmates des barres de fer l'ayant tranchée. Tu aimerais pouvoir lire dans les pensées de ces trois femmes qui t'entourent. Deux parlent travail. Sans intérêt. Mais dans les moments de silence, la brune à ta gauche se plonge dans sa rêverie. Où vont ses pensées. Les rayons du soleil illuminent le pull rouge d'une fille située dans les quatre places se faisant face de l'autre coté du couloir. Extérieur, intérieur. Un festival de teintes chaudes. Des couleurs vibrantes qui font danser les ombres. Flûte! Tu fais tomber ton stylo. La blonde face à toi t'indique qu'il se trouve derrière ton pied. Du moins tu comprends cela, Stephen Malkmus ayant partiellement couvert sa voix. Tu dis Ah oui merci trop fort en raison de la musique. Et puis c'est tout. Rien d'autre. Tu réapprends à regarder les filles. Mais toujours pas à leur parler. Tant pis. Alors tu retournes à la contemplation des paysages illuminés défilant trop rapidement derrière la vitre, faisant provision de soleil et de lumière pour éloigner tes rêves ternes. Comme si le soleil et sa clarté avaient des vertus analgésiques. Mais tu remplis de noir le blanc des pages de la vacuité de ton existence... Au loin une centrale nucléaire crache sa déveine. Tu retrouves dans ton carnet un dépliant de l'exposition d'Aurélie Nemours. Tu n'avais pas fait attention à cette phrase, ou tu as l'avais oubliée, "Mon grand matériau c'est la solitude, ensuite, dans la réalisation, c'est le temps". C'était quand cette expo... fin août... tant de choses depuis... Ca te semble loin... pas dans le temps... loin par rapport à ton état d'esprit actuel... à cette époque tu espérais... "C'est de l'espérance que naît la déception" écrit Haruki Murakami dans la fin des temps... certes... une chape de solitude tombe sur tes épaules, là, seul, dans ce train somnambule, au milieu de ces trois femmes dont tu ne sauras jamais rien... et l'enclume au creux de l'estomac qui se réveille opportunément... combien de temps... un drôle de voyage oui... comme un voyage intérieur...
17h49... ça n'avance plus... Et pourtant tu retrouves petit à petit des plaques de neige clairsemées dans les champs, signe d'une remontée inéluctable vers le nord. Tu croises des lacs gelés. Des lacs prétentieux aussi grands que des étangs. A perte de vue des lacs gelés". Plus loin dans la chanson, Bashung dit "des prix décernés à tes yeux"... pour ceux de la fille de ce matin avec son bonnet étrange et sa frange touchante coupée en escalier, pour d'autres aussi... surtout pour d'autres... "des filles à lever. Des défis à relever"... tu en es loin... tu te sens tellement loin de tout... Au loin un avion s'apprête à atterrir sur ce qui doit être l'aéroport de Lyon, sonnant le glas de ton escapade ensoleillée, avec les nuages soufflant l'étincelante luminosité comme un éteignoir géant sur les flammes du soleil. Le gris à nouveau. Bientôt les ténèbres. C'est fini. L'accalmie. C'est fini. Oui. C'est fini...
Des nuits hachées, chaotiques, bouleversées, bouleversantes. Le cauchemar au bord des lèvres. Un cri trop retenu. Un vertige hallucinant. Un visage, des regards. Des instants de veille, avec ces mots, entre les pages de la nuit, tellement... "Quelque chose en elle agitait doucement des sédiments de tendresse naufragés au plus profond de ma conscience. Mais je n'avais aucune idée de ce que cela signifiait, et les mots étaient enfouis dans de lointaines ténèbres." Haruki Murakami : La fin des temps
"Not a surface thing, we could meet down inside ". Tu comptes quoi, les jours, les semaines. Tu ne sais pas. Non, tu ne comptes pas. Tu ne comptes pas mais tu as regardé quand même. Tu penses. Ca démange. Même que tu ne sais pas dire si c'est le manque ou la curiosité. Pourtant non. Il y a des ténèbres qu'il vaut mieux ne pas éclairer. Tu caresses juste de tes doigts maladroits, les débris de tes rêves brisés.
"You've got a smile that never reaches your eyes You want to try to do something right So, take me home tonight Turn out the light You're just alone in the dark "
"this night wounds time". Tu as pensé à ça en regardant par la fenêtre tout à l'heure, en voyant la neige tomber. "this night wounds time". Les mots te sont venus immédiatement. La première pensée face à ce coton blanc qui couvre le sol. Cela remonte à ta nuit des temps... Trente ans pas loin. La pochette est blanche, juste le nom du groupe et celui de l'album. Au verso, entre la liste des chansons de la première et de la deuxième face, un petit cadre contenant plusieurs lignes de texte illisible, masquées sous des taches colorées ou des ratures. A l'exception de ces quatre mots, "this night wounds time", se détachant sur le fond blanc, chacun sur une ligne, comme pris au hasard. Un des quinze premiers albums que tu as dû acheter. Quelque chose comme ça. Une de ces pochettes tellement regardées que tu connais presque par coeur toutes ses notes. Sur celle-ci il y en avait peu. Avec l'âge et la multiplication des disques, tu les examineras de moins en moins. Mais là, à quinze ans, le temps était en expansion et ta discothèque assez clairsemée... Combien de fois l'as-tu retournée dans tes doigts cette pochette... "this night wounds time". Il t'a fallu quelques années pour chercher la traduction de wounds dans le dictionnaire, comme si tu voulais conserver intact le mystère de ces mots. La phrase en elle même restera absconse. Mais elle est là, gravée profondément dans ta mémoire. Elle est revenue tout à l'heure. Cela ne signifie pas grand chose. Comme cette phrase. Mais qu'est-ce qui a encore une signification... Tu n'as pas écouté le disque depuis bien longtemps... si ce n'est plus... "this night wounds time"... c'est étrange comme ce soir tu sembles lui trouver un sens... comme cette chanson... sans rapport avec ce disque... mais ce soir, "this night wounds time"...
"What's the good of songs anyway? They're just exercises in solitude. I should have been ready for today - I always prayed you wouldn't go, but I suppose I always knew you would."
Sometimes the silence can be like the thunder... Elle est belle cette chanson. Tu l'as écoutée ce soir, le front collé à la vitre glaciale, en regardant la curieuse luminosité due à la neige couvrant le sol. Le halo orange des lampadaires semblait danser sous la vigueur du froid et du vent. Une tristesse sourde collée au ventre en prime... Il y a une scie musicale au milieu. C'est un drôle d'instrument la scie musicale. Elle se tord et louvoie pour siffler ses notes ondoyantes. Comme les fantômes filandreux de ta douleur ondulent au rythme des notes du piano dans leur danse macabre...
Tu as beau aller marcher entre les allées de l'évasion, grapillant à droite à gauche quelques substituts, tu le sais bien, c'était couru d'avance, cinquante contre un, ça ne change rien. Et tu passes, invisible, entre les rayons. Tu finis par t'amuser à regarder tous ces visages qui t'ignorent totalement, espérant même parfois, une moue agacée. Mais non. Rien. L'indifférence totale. Tout juste si on ne te marche pas dessus. Bien sûr il y a le froid, la neige, et les trottoirs aux salissures blanches laissées par le sel de la voirie, cela accroit la tendance à l'enfermement sur soi-même, engoncé sous des couches de vêtements. Comme si cela renforçait sa bulle, ces couches de vêtements. On se sent chez soi, comme dans la voiture, on se croit à la maison, on se met les doigts dans le nez, on est seul. Toi, tu les regardes comme ça, même pas l'air de rien, pas la peine, personne ne te voit. Tu voulais oublier un peu, ou ne pas penser, tu voulais juste un sourire, rien d'autre. Un rien. Le matin au réveil ça te tombe dessus, parce que les rêves n'aident pas non plus. Il faudrait les faire taire parfois ces foutus rêves. Ceux qui viennent seuls, sans que tu n'aies rien demandé. Les tiens de rêves, ceux que tu espérent, ceux là rien à craindre, ils se tiennent tranquilles. Les autres, ceux qui viennent te tirer par les pieds la nuit, ils sont au rendez-vous. Et tu ne parles que des rêves... il y a ce vide...
Tu as acheté un tapis pour le salon aujourd'hui. Un tapis Indien. Un Gabbeh. Plutôt rouge vif. Avec des petits motifs ocre. Il remplit bien l'espace. Amène de la lumière. Tu te dis que là-bas, un sourire pointe peut être en écho au tien... et pourtant... Tu fais des rêves étranges depuis quelques temps. L'autre soir Bill Clinton te serrait la main dans la cour d'un manoir où il y avait une réception. La nuit dernière, tu t'écrasais en avion après avoir couru dans un champ plein de fleurs jaunes. Tu avais pris l'avion en Espagne... Il n'y avait pas de blessés ni de morts. L'avion, sous le soleil, tu te souviens de ce soleil éblouissant, venait lentement s'écraser sur une rangée de petits garages à tuiles rouges. Sous l'impact, comme au ralenti, des fragments de tuile volaient en éclats dans tous les sens. Comme dans un mauvais film à effets spéciaux. Tu restais assis dans l'avion, regardant les morceaux de tuiles rouges éparpillés partout. Tu te demandes si ce n'est pas pour cela que tu as acheté un tapis rouge... Encore un peu de musique Brésilienne, comme pour attirer le printemps, ou accompagner toutes les couleurs chaudes de ton rêve, ou feinter la solitude... parce que l'expression est jolie...
Dresden Dolls : Dresden Dolls
Andrew Bird : The Mysterious Production Of Eggs
The Arcade Fire : Funeral
Rufus Wainwright : Want two
Nirvana : When the lights out
Eels : Blinking lights and other revelations
Beck : Guero
I am Kloot : Gods and monsters
The Smiths : The world won't listen
Hood : Outside closer
V.a : Golden apples of the sun
Jude : Sarah
Antony and the Johnsons : I'm a bird now
Black heart procession : 2
Lou Reed - John Cale : Songs for Drella
Pinback : Summer in abadon
Blonde Redhead : Melody of certain damaged lemons
Joy Division : Closer
Otis Redding : The definitive Otis