8 août 2034. La paroi digitale du mur de ta chambre s'allume à 5h00 comme prévu dans la charte du bon citoyen civique. Les images du journal impérial illuminent ta chambre. Tu te plies aux contraintes légales. Tu te lèves et va dans ta salle de bain pour tes ablutions matinales obligatoires. Depuis que l'eau douce vient à manquer, la douche est interdite, on utilise nos propres mictions recyclées. Cela laisse une sale odeur sur la peau, alors tu fais semblant de t'en asperger, satisfaisant ainsi aux critères de la caméra de surveillance de ton commissaire hygieno-politique. Et peu importe l'hygiène, de toute manière tu ne sors plus de chez toi. Le robot alimentaire a déjà préparé ton petit-déjeuner à base d'algues séchées. L'écran multifonction dans le salon relaie la propagande gouvernementale. Une hôtesse en déshabillé de latex vante les mérites du gouvernement de l'empereur Sarkozy 1er. Depuis que celui-ci s'est auto-proclamé empereur en 2011, profitant de la loi martiale décrétée à la suite de l'attentat raté contre sa personne par José Bové, qui aura vu notre martyr exploser avec sa bombe artisanale fabriquée à l'aide de maïs biologique fermenté, bien des choses ont changé. Tu branches sans y penser tes senseurs neuro-biologiques, prêt pour ton inspection mentale quotidienne.
Depuis trois ans tu as appris à masquer tes pensées. Le digitalo-encephalo-criminologramme reste plat. Le commissariat à la propagande connecte automatiquement ton senseur neuro-télévisuel sur le canal de réjouissance des réussites gouvernementales. Tu es censé absorber les informations et réagir au stimulus en temps voulu. Tu sais maintenant applaudir, pleurer aux actions de l'empereur Sarkozy 1er sans avoir besoin d'y penser. C'est devenu chez toi aussi automatique que de respirer. Tu sais aussi huer les exactions de la fange réactionnaire retranchée sur le plateau du Larzac. Mais tu sais laisser ton esprit s'évader sans que le surveillant politique ne s'en rende compte. Tu as appris à scinder le fonctionnement de ton cerveau. La partie droite renvoie aux senseurs les informations faisant de toi un citoyen modèle ayant acquis le privilège de ne plus travailler que 70h par semaine en tant qu'énergiseur-humain. Ton hémisphère gauche, lui, continue de s'évader (tu as toujours penché à gauche, c'était naturel que ce soit lui qui te permette de t'en sortir). Tu n'en es pas peu fier. Tu sais que tu vas mourir dans moins de deux ans, vidé de ton énergie, mais peu importe, maintenant que les tentatives de suicide sont punies de la torture à perpétuité, c'est le seul moyen de quitter rapidement ce monde carcéral. Depuis que l'âge de la retraite a été porté à 87 ans, c'est un immense privilège. Mais ce matin ton esprit s'évade. Tu te souviens de ce 08 août 2003. Du temps où le monde était libre. Tu te souviens que tu te demandais si tu n'allais pas aller quelques jours en Finlande. Tu réprimes avec difficulté la larme qui te vient à l'oeil en pensant à ce pays englouti sous les eaux du grand dégel de 2029. Les terres habitables ont perdu cette année là un tiers de leur surface.
Mais en 2003 on était loin de tout cela. Tu te souviens que tu avais pris un jour de RTT. Rien que le mot sonne comme une fête à tes oreilles, maintenant que la durée moyenne du travail est de 90h par semaine. Depuis que le réseau altermond.net a voulu prendre le pouvoir, tous les ordinateurs sont la propriété de l'empire et aucun citoyen n'a le droit d'en posséder. Tu souris intérieurement parce que s'ils savaient que tu as réussi à cacher et à faire refonctionner ton PC de 2003. A l'époque personne n'aurait imaginé que grâce à saint Bill Gates, la résistance pourrait s'organiser. Son système d'exploitation de l'époque étant tellement peu puissant et buggé que les mêmes les hertzo-mouchards ne peuvent les détecter, n'imaginant même pas que l'on puisse communiquer avec de telles machines pré-historiques. Cela te permet de prendre des nouvelles des cyber-rebelles. Sur l'écran mural, Sarko 1er répète sa bonne parole quotidienne. "Connard" penses-tu intérieurement avec ton hémisphère gauche, en jubilant secrètement de tromper les capteurs politico-correctifs. Le 08 août 2003... C'est incroyable comme certains souvenirs sont restés présents dans ta mémoire que tu caches aux détecteurs mnémonico-effaceurs depuis plusieurs années. Tu te souviens de ce matin là. Tu avais pris ton scooter pour aller à Paris. Tu peux presque encore sentir la chaleur de cet été caniculaire sur ta peau. Maintenant que nous ne pouvons nous éloigner d'un rayon de 3000 Chiracs de notre lieu d'habitation cela semble un voyage hors de la galaxie (un Chirac étant égal à la longueur du bras tendu pour serrer les mains de l'ancien président dictateur élu en 2002 avec plus de 80% des voix et qui est resté dans l'histoire pour avoir fait gravir à Nicolas Sarkozy les marches du pouvoir en 2007). Tu te souviens t'être rendu sur le boulevard St Michel à Paris, dans un magasin appelé Gibert-Joseph pour y faire l'acquisition de galettes musicales qu'on appelait CD. Maintenant que la musique libre est interdite et que seul Johnny Hallyday est diffusé sur les canaux officiels, après que les disques aient été détruits lors du grand autodafé de 2019, le terme de musique est rayé de ton dictionnaire.
Or, en ce fameux 08 août 2003, tu avais fait l'acquisition de la réédition d'un album de Neil Young. On the beach. Tu t'en souviens encore et cette pensée fait presque naître une érection chez toi, vite réprimée. Depuis que le désir sexuel est puni de 5 ans de redressement civique consistant à un visionnage des émissions du gourou médiatique Jean-Pierre Pernod ayant propulsé Sarko sur son trône, plus personne ne se hasarde à la moindre érection. Tu revois encore cette pochette, où Neil Young, sur la plage de Miami, regarde la mer en tournant le dos à l'objectif, les mains dans les poches, avec ses longs cheveux noirs flottant sur sa veste jaune vif. Tu te souviens que tu avais attendu ce moment depuis longtemps, ce disque n'ayant encore jamais été réédité en CD. Cet album avait souvent bercé tes journées d'adolescent solitaire. Tu te souviens des après-midi passées à ta fenêtre à regarder la centrale électrique de Vitry, avec ses deux cheminées crachant leurs fumerolles de vapeur. Tu ne savais pas que soixante ans plus tard tu remplacerais en partie cette centrale. Tu te souviens de ta joie en rentrant lorsque tu as posé ce disque sur ta platine. Le banjo et la tension de For the turnstiles, les guitares grasses de Vampire blues, le piano électrique de See the sky about to rain, le violon et les paroles d'Ambulance blues, la déprime d'On the beach raisonnaient à tes oreilles. Tu peux presque les entendre encore. Mais la chanson qui est restée la plus présente en toi c'est Revolution blues. Cette chanson qui parle de Charles Manson, ce tueur psychopathe qui avait massacré plusieurs personnes après avoir entendu un soi-disant message secret, caché dans les tréfonds des chansons des Beatles sur leur album double blanc. Tu ne savais pas à ce moment là que Revolution blues deviendrait l'hymne officiel des rebelles alter-mondialistes. Il t'en reste une version sur ton ordinateur, dans ce ridicule format Mp3. Mais ton lecteur Winamp peut encore le lire. Lorsque tu es au travail, connecté à la machine d'extraction d'énergie. Oui, parce qu'il faut vous dire que maintenant, l'énergie électrique est fournie par les corps humains. Ce sont les prisonniers normalement qui sont dévolus à cette tâche, mais un programme de volontariat avait été lancé il y a deux ans auprès des personnes âgées. Tu t'es porté volontaire pour en finir rapidement. Tu restes connecté 10h00 par jour. 10h00 par jour à se vider de son énergie vitale pour alimenter les projets pharaoniques de l'empereur et son réseau de télé-surveillance cérébrale. Le seul problème qui n'a jamais réussi à être réglé par les ingénieurs est le bruit de l'extracteur énergico-neuronal. Mais tu appris à l'ignorer et il te permet de masquer le chant de Neil Young sur Revolution blues. Il est 5h057, tu vas devoir te connecter pour laisser ton corps fournir de l'énergie. Ce matin, comme en 2003, tu vas mettre Revolution blues, ton hémisphère gauche hurlera silencieusement ces paroles que tu connais par coeur depuis si longtemps. Et dans tous les endroits où la rébellion est présente, tu sais que tous, oui tous, hurleront intérieurement ces mots en rêvant à la libération prochaine. Et comme tous les matins, tu sauras que tu auras eu raison à l'époque de faire l'apologie de cette musique sur cette page que l'on appelait blog. Tous les rebelles connectés sur cet archaïque réseau qu'est le net (qu'ils ont réussi à remettre en route sans être découverts), vibreront sur ces mots, derniers espoirs d'une population réduite à l'esclavage :
"I got the revolution blues, I see bloody fountains, And ten million dune buggies comin' down the mountains. Well, I hear that Laurel Canyon is full of famous stars, But I hate them worse than lepers and I'll kill them in their cars."
Mais il est temps pour toi de te connecter, le voyant rouge d'alerte te rappelle à l'ordre. Demain, demain camarades, nous chanterons encore le Revolution blues, et demain nous rêverons encore de renverser le tyran pour mettre fin à ce cauchemar. Oui, demain camarades.
Dresden Dolls : Dresden Dolls
Andrew Bird : The Mysterious Production Of Eggs
The Arcade Fire : Funeral
Rufus Wainwright : Want two
Nirvana : When the lights out
Eels : Blinking lights and other revelations
Beck : Guero
I am Kloot : Gods and monsters
The Smiths : The world won't listen
Hood : Outside closer
V.a : Golden apples of the sun
Jude : Sarah
Antony and the Johnsons : I'm a bird now
Black heart procession : 2
Lou Reed - John Cale : Songs for Drella
Pinback : Summer in abadon
Blonde Redhead : Melody of certain damaged lemons
Joy Division : Closer
Otis Redding : The definitive Otis